↵excursion

↵the space of literature

↵tropics

↵the sense of the world (nancy)

 

Ultimately tourism, as a search for meaning, with the playful sociability it encourages and the images it generates, is an apparatus for the regulated, codified and non-traumatising apprehension of exteriority and alterity. Rachid Amirou [pdf]

I. L’ESPACE TOURISTIQUE

 

Il existe une différence entre espace du touriste et espace du tourisme. Alors que ce dernier nous est extérieur et matériellement accessible, l’espace du touriste est « intérieur » au sujet voyageur, qu’il soit un individu ou une collectivité, et ne peut être qu’induit à partir d’indi-ces disséminés dans un discours global » portant sur nos déambula-tions 137

L’espace du touriste

Tandis que l’espace touristique est affaire de géographes et d’amé-nageurs, l’espace du touriste n’est « lisible » qu’à travers nos prismes et nos codes iconologiques du moment – ou présents sur le long terme historique. Il existe, en effet, une certaine permanence du regard touristique 138. L’espace n’est qu’un miroir que « présente » l’étendue physique à l’esprit d’une époque. Le désert ou la campagne, par exemple, ne sont devenus objets touristiques que récemment : d’espaces de la désolation, ils se sont transformés en espaces de la consolation pour le citadin.

On pourrait postuler l’existence d’un « invariant » anthropologique quant à notre perception de l’extériorité spatiale, quelques indices incitent à diriger nos pas dans cette direction de recherche.

137 Par le qualificatif « intérieur », je désigne simplement l’usage social que nous faisons de l’espace dans une dialectique du « dehors et du dedans ».
138 J.-D. Urbain, Sur l’espace du voyage : un voyage en Tunisie. Eléments pour une sémiotique de l’espace touristique des Français, in revue L’espace géo-graphique, n° 2, 1983, p. 115-124 ; A. J. Greimas et J. Courtes, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette-Université, p. 133.
Rachid Amirou, Imaginaire touristique et sociabilités du voyage. (1995) 102
Le discours touristique peut être décrit comme un phénomène de conversion sémiologique qui consiste à « traduire » l’étendue la plus banale en espace, selon des mythologies (et des codes) souvent impli-cites. Cette opération symbolique s’apparente, dans une certaine mesu-re, à un processus de « consécration » de l’espace tel qu’on l’observe dans les rites religieux (cf. M. Eliade).

Une illustration nous est offerte dans le discours que véhiculent les publicités touristiques. En invitant le voyageur à emprunter les circuits, on les invite aussi à épouser des lectures de l’espace.

Ainsi, les deux slogans « la Tunisie, coeur de la Méditerranée » et « la Tunisie, la Méditerranée du coeur » nous indiquent le point de départ et le point d’arrivée non seulement d’un circuit touristique, mais d’un véritable rite initiatique. On passe d’une géographie physi-que (l’emplacement sur une carte de la Tunisie) à une géographie my-thique (la « vraie » Tunisie). En parcourant l’étendue physique, nous pouvons accéder au « coeur » d’un pays « qui a du coeur », nous promet la réclame. Voilà comment se superpose, sur la direction géographique du parcours touristique prescrit, un sens symbolique qui fonde l’espace du touriste (J.-D. Urbain).

Comme toute initiation, c’est un cheminement, au propre et au fi-guré, allant d’une sensation banale à une émotion rare ; le touriste ne déambulerait pas machinalement sur un espace : il gravirait une échelle émotionnelle. C’est une nouvelle version de la carte du Tendre. On ne se déplace pas seulement d’un endroit à un autre, mais d’une émo-tion à une autre (l’authenticité, le « naturel », la simplicité, l’Orient…).

L’étendue physique n’accède ainsi à une existence que dans la mesure où elle incarne une idée, ou une émotion, reconnues par le discours touristique. Une véritable esthétique touristique s’annonce ainsi, cette anesthésie est, comme l’étymologie le confirme, un « sentir en-semble ». Ces émotions sont collectives, elles sont conventionnelles et standardisées.

Une norme « touristique » émerge : aller contre certaine idées et émotions reçues nous expose à une marginalisation croissante. La découverte d’un site devient ainsi une pratique sémantique, une quête (fléchée et ritualisée) de sens. Aussi, le circuit touristique se fait-il en allant du plus « superficiel », du plus connu, ou du moins différent (l’hôtel, la banque, etc.), vers la « profondeur » et l’authenticité. Ce mouvement est vécu comme un simulacre d’exploration pro-che d’un fantasme de défloration. Faire du kilomètre équivaut à aller plus loin dans la « connaissance profonde » et intime d’un pays. Advient ainsi une forme symbolique de découpage radiocentrique de l’étendue matérialisée par des itinéraires qui vont de la périphérie au centre.

139
Visiter un pays, c’est « fusionner » avec son « Centre ». La biparti-tion symbolique de l’étendue oppose ainsi un centre imaginaire (une intériorité mythique d’un pays, considéré comme seul lieu de vérité) à un « littoral » (une périphérie artificielle) .
140
Tout compte fait, le « bon » touriste se doit d’être un adepte du « dévoilement », il doit être convaincu que l’espace renferme des « se-crets » ; aussi est-il persuadé que l’autochtone lui dissimule quelque chose – y compris au niveau spatial, car il y aurait des lieux « ca-chés ». Toute la fantasmatique du labyrinthe, de la vie souterraine, des bas-fonds s’énonce ainsi et va faire le succès du tourisme urbain ou ethnique. L’étendue devient ce qui emprisonne une « intériorité ». Toute l’imagerie liée, par exemple, à des villes comme New York, Pa-ris peut s’expliquer de cette manière. On suppose une « âme » à ces villes : âme à conquérir, bien sûr, selon une logique érotique. . Pour le touriste, un être de surface, le « mal » est à la périphérie, le « bien » au centre. Le continuum symbolique, intériorité/extériorité, bien/mal, se spatialise de la sorte.
L’espace rural subit aussi la même « lecture », il va équivaloir, dans la conscience collective, à un espace de l’« intériorité », de l’in-timité, de la vie privée opposée à la vie publique – celle-ci étant enten-due comme propre aux cités urbanisées et polluées, matériellement et symboliquement. Dans ces conditions, pratiquer le tourisme vert (ou rural) connote d’emblée un penchant pour les choses essentielles : se retirer à la campagne reste toujours synonyme de retraite spirituelle. On acquiert ainsi, à tort ou à raison, une « épaisseur » [115] d’être rien qu’en optant pour la ruralité profonde et austère au lieu de la « super-ficialité » de la plage ou de la ville.
139 Le terme de « radioconcentrique » est utilisé par E. T. Hall, La dimension cachée, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1978, p. 180.
140 J.-D. Urbain, ibid., op. cit

Découvrir le « secret » d’un lieu relève du bonheur amoureux. Cer-tains écrivains ne nous racontent pas seulement leurs voyages, mais bien comment Venise, dévoilée, est tombée à leurs pieds, ou comment ils ont « pénétré » l’âme d’un peuple. Le récit de voyage se transforme en topographie d’une conquête érotique. La bipolarité dedans/dehors (ou intérieur/extérieur) est travaillée, de part en part, par la logique du désir. Tout pays a une « profondeur » à découvrir, à pénétrer, quitte à la violer. Le regard vaut possession. L’étendue spatiale ne fait que jouer son rôle de miroir réfléchissant nos rêves d’omnipotence.


Les publicités et les guides touristiques sont les seuls médias à nous parler encore du bonheur et du paradis sur Terre. Cependant, la publicité conforte ce qui existe déjà, elle dit l’exotisme, mais elle peut difficilement « érotiser » un lieu. La littérature ou le cinéma le peu-vent car ils créent des univers esthétiques autosuffisants et autonomes. La publicité ne le peut pas, car elle dépend trop d’autres langages, d’autres images, elle est un peu comme un gui qui se prendrait pour le chêne. L !image publicitaire ne constitue qu’une ritualisation d’idéaux sociaux, dans notre cas, du « bonheur » en vacances ; aussi toute réali-té sociologique qui empêcherait l’idéal vacancier de se manifester est-elle déniée, ou omise dans le discours paradisiaque du tourisme. En cela, les publicitaires ne font que « conventionnaliser nos conventions, styliser ce qui l’est déjà, faire un usage frivole d’images décontextualisées, bref leur camelote, si l’on peut dire, c’est l’hyperritualisation », comme le dit Erving Goffman 141

Cependant, comme lapsus du discours général que porte une socié-té sur elle-même, la publicité trahit un impensé collectif digne d’être analysé, elle ne fait que nous conforter dans [116] nos croyances en un bonheur exotique, c’est-à-dire en un état mental qui peut être atteint en un geste simple : verser le prix d’un billet d’avion. Dans ce sens-là, les vacances sont plus un « état d’esprit » qu’une consommation avide d’espace. En somme, le discours sur une destination touristique est prédéterminé par des images qui relèvent d’un autre niveau de réalité, à savoir le registre du symbolique..

141 E. Goffman, les moments et leurs hommes, Paris, Seuil-Minuit, 1988, p. 185.

Un espace virtuel ?

La critique du tourisme tourne, en général, autour des thèmes de la réalité et de l’illusion (de l’expérience touristique). La « réalité » des pays serait escamotée, altérée ou gommée par les formes modernes de voyage. D’une certaine façon ce constat est plausible, mais pour des raisons qui ont peu été explicitées jusqu’à présent. L’« espace du tou-riste » utilise à sa guise des éléments de la réalité pour advenir : il fabrique un « réel » spécifique : une « réalité » bien… touristique.
Ici aussi, la dialectique du dehors et du dedans intervient et prend la forme d’un débat intra et intersubjectif sur ce qu’est l’« illusion » et sur ce qu’est la « réalité » dans la vie quotidienne. Le tourisme ne fait que spatialiser les questions qui nous taraudent l’esprit : le réel est-il au bout d’un voyage hors de soi, dans l’immensité du monde, quelque part derrière l’horizon lointain, sur une terre de la simplicité et de l’originel, ou à l’intérieur de nous-mêmes ? Ulysse moderne, devons-nous écouter les sirènes du lointain en courant d’aéroport en aéroport, ou devons-nous déchiffrer nos voix intérieures qui nous disent la vani-té du mouvement hors de (chez) soi ? Les sirènes sont-elles en nous ou hors de nous ?

Le « script » touristique ne supporte pas que le décor soit gâché par des intrusions, jugées malencontreuses et complètement saugre-nues, de la réalité sociologique : est ainsi « réel » dans le tourisme tout ce qui confirme l’image « reçue » d’un site ou d’un pays. Que ce soit par un mécanisme de projection [117] psychologique ou par aveugle-ment, toujours est-il que le touriste attend des visités, aussi pauvres soient-ils, qu’ils lui renvoient une image de bonheur et de joie de vi-vre. Il est persuadé que le « bonheur » des vacances est contagieux, et ce d’autant plus que les brochures insistent sur le sourire et le côté « attachant » des populations locales.

Nous comprenons tous comment procède cette « langue » touristique : nous la tolérons, comme nous admettons la licence poétique que s’autorise un romancier avec l’orthographe ou le sens des mots. Nous acceptons ainsi, comme « licence », les écarts avec le réel dans le discours touristique. Nous sommes mêmes reconnaissants envers ce « sujet manipulateur abstrait » qui nous fait « partir », rêver, rien qu’en présentant quelques cocotiers, du sable fin et quelques signes d’exo-tisme. De ce point de vue, les industriels du tourisme ont plus à voir avec les machinistes et les décorateurs de théâtre qu’avec une secte conspirant dans l’ombre pour nous « détourner du droit chemin et du juste regard ». Le tourisme appartient de plain-pied à l’univers du spectacle.

On peut en trouver des illustrations dans la tendance qu’ont, aussi bien le tourisme que le loisir actuels, à s’organiser selon les lois du théâtre classique : une unité de lieu, de temps et d’action. Paradoxale-ment, le touriste impatient d’aller « dehors », vers l’« ouvert », ne rêve que d’un « dedans », d’un « fermé » : le club ou le village. L’espace de vacances est une scène bien séparée du monde ordinaire, un simulacre d’île. C’est un univers théâtral.

Il importe de bien comprendre, par exemple, que, chez Disney, tout est théâtre : ils appellent leurs employés cast members (membres de la troupe) ; certains sont dits on stage (sur scène) et d’autres off stage (en coulisse) ; ils portent des costumes, non des uniformes. Ce que propo-se Disney est un décor : même les poubelles et les lampadaires diffè-rent selon le décor environnant. Les ponts et les autoroutes conduisant au parc ont une apparence spéciale. Avant même d’arriver au parc, le public doit sentir qu’il entre dans un autre monde.

Ceux qui ne veulent pas voir l’importance de l’héritage théâtral et cinématographique de la société Disney ne peuvent comprendre cet univers. Ainsi on a construit un espace hors du temps et hors géogra-phie, dans lequel Français, Allemand, Hollandais, Italiens, etc., de-vront se sentir à la fois dépaysés et chez eux, mais toujours à l’aise.

Le principal trait de ce parc d’attractions demeure la glorification qu’il fait du « bon vieux temps ». Ainsi, au coeur de la modernité, se cache un rêve du monde de « jadis » : « Le Far West représenté dans “Frontierland” n’est pas celui qui a réellement existé, avec toutes ses difficultés, mais celui que l’on imagine un siècle plus tard, celui du “bon vieux temps”. » 142

142 Eurodisney, le rêve pour tous, in revue Projet, n° 229, printemps 1992, p. 93-98.

Ce thème nostalgique se présente ainsi comme une forme d’invariant anthropologique, la recette Disney tient assez peu compte des diversités nationales. C’est souvent l’imaginaire qui va fonder, ou du moins façonner, et produire un espace touristique 143

La réduction actuelle de l’espace touristique au rôle de simple dé-cor, sa théâtralisation et son aspect de simulacre sont constatés par maints auteurs. C’est en définitive ce que dénonce D.J. Boorstin quand il s’en prend à l’idolâtrie de l’« image » (du sight) dans le tou-risme : « Le voyage devient une sorte de tautologie… nous regardons dans un miroir au [119] lieu de nous mettre à la fenêtre, et nous n’apercevons que notre reflet. » . Le touriste marche sur la tête, si l’on peut s’exprimer ainsi. Aussi, ne peut-on affirmer que l’industrie touristique (l’infrastructure ) ait généré directement l’imaginaire tou-ristique (une superstructure) – il s’agit davantage d’une corrélation que d’une causalité directe : c’est d’abord l’imaginaire curial qui a donné naissance aux palaces de la Côte d’Azur, et non l’inverse. 144

Le rêve du tourisme n’est-il pas de vouloir se passer carrément de ce support spatial « prévu-pour », de le transformer en miroir de nos fantasmes exotiques ? Plus besoin d’amener les gens sur des lieux propices à la rêverie exotique, puisqu’on peut, moyennant quelques artifices architecturaux ou théâtraux, suggérer cet environnement à l’endroit même où vivent les individus. L’expérience est déjà tentée à Singapour, où grâce aux techniques d’images de synthèse, on peut avoir la sensation de se promener sur une plage idyllique sans quitter son fauteuil. On peut même se promener mentalement dans l’église de Cluny, entièrement reconstituée par le biais de l’informatique, comme l’ont montré certains exposants au Salon de l’image de synthèse qui s’est tenu à Monaco, en 1993.

Nomades immobiles, les touristes partiront loin sans bouger; une forme de zapping des images du monde va s’instaurer. Il semble que c’est là un vieux rêve de l’inconscient touristique : vivre toutes les aventures, tous les dépaysements, assis sur son fauteuil et sans quitter son confort et ses habitudes. L’image de synthèse vient ainsi exaucer,

143 G. Cazes, La géographie du tourisme : réflexions sur les objectifs et les pra-tiques en Frances, in Annales de géographies, Paris, A, Colin, 1987, n° 537, p. 598.
144 D.J. Boorstin, op. cit. p. 153.

pour le touriste, un vieux souhait d’inertie « mobile ». Désormais, ce mélange de mobilité et d’inertie (ou ce nomadisme immobile) va de-venir la règle du nouveau tourisme « virtuel » : on change de lieu sans changer d’univers mental ( et réciproquement). L’espace du touriste finira par fonctionner comme un espace télévisuel 145

Ainsi, l’industrie touristique n’est pas uniquement dévoreuse d’espaces physiques, mais, aussi et surtout, d’espaces « mentaux » et d’espaces d’action. L’immensité du monde ne fait plus rêver, on revient aux valeurs de l’intimisme incarnées par la « bulle » touristique, miniature de destinations [120] exotiques. Vers 1920, un auteur écri-vait déjà : « Le voyageur d’aujourd’hui peut dire : Je suis habitant de la Terre, comme il dirait : je suis habitant d’Asnières… Il y a des voya-geurs qui ne savent plus qu’ils voyagent. » 146

Le voyageur devient négateur des dimensions spatiales (on peut même observer une néga-tion des volumes réels des sites quand on observe la formule de Fran-ce-Miniature 147 ). Autre exemple, L’Aquaboulevard de Paris qui propose un dépaysement exotique à portée de métro 148

À force de faire défiler à toute vitesse, sans descendre de bus, des groupes innombrables de touristes devant des monuments ou à travers des avenues ou sites célèbres, le tourisme, par l’utilisation même qu’il fait des lieux, par l’exercice de sa fonction spécifique, en vient à abolir l’existence de ces lieux. En bonne logique, la fonction touristique, puisqu’elle ne vaut que par elle-même et pour elle-même, pourrait tout aussi bien s’exercer sur des lieux quelconques, juge J. Cassou en para-phrasant les Dadaïstes qui se demandaient déjà, à peine ironiques, pourquoi le tourisme se réduit-il à des lieux ayant de soi-disant raisons ; ou bien, les Center Parcs qui « vendent » le climat tropical sous les brumes nor-mandes. Ainsi, des bulles tropicales surgissent dans les plaines du Nord : à Vernon, dans l’Oise – le Brésil se trouve désormais à trois pas de Paris, l’exotisme virtuel est déjà là.

145 J. Attali, Lignes d’horizon, Paris, Fayard, 1990.
146 G. Rageot, « L’homme standard », librairie Pion, 1928, cité in P. Virilio, Esthétique de la disparition, Paris, Balland, 1980, p. 123.
147 Amirou R. (dir.), Cahiers d’Espaces, n ° 23, article France-Miniature, entre-tien avec Th. Coltier.
148 J.-C. Lévy, Les Aquaboulevards ou la nature artificialisée, in « Les vacan-ces », revue Autrement, n° 111, janvier 1990, p. 155.

d’exister et n’étendrait-il pas son action à des lieux n’ayant aucune rai-son d’exister ? 149

Un nouveau rapport social au jeu et à la nature est en train de s’ins-taurer ainsi. Avec ses connotations symboliques de « Coquille », et aussi de « Berceau », la croisière, par exemple, [121] réalise et incarne bien cet élément structurant l’imaginaire touristique : la coupure spa-tio-temporelle parfaite, sorte d’île flottante où domine un sentiment « de bonheur de la sécurité insouciante ». Le symbole du berceau n’évoque-t-il pas les mêmes images et n’est-il pas de cet ordre juste-ment ? 150

Ainsi, tout incite à penser que l’espace du touriste » est proche de l’espace d’illusion tel qu’en parle D. Winnicott, à savoir une aire in-termédiaire entre le « dehors » et le « dedans » du sujet touristique, n’appartenant ni à l’une ni à l’autre de ces sphères, mais qui constitue le noyau central de l’expérience touristique .
151

Un ethnologue, travaillant dans la région himalayenne, confirme ce fait en analysant la lecture particulière de l’espace que fait un voyagiste qui présente un circuit conduisant aux hautes rives de l’Indus . En effet, il n’existe pas de rencontre « brute » entre un individu et un espace vierge, le touriste fuit cette immersion brutale dans l’« extérieur » ; aussi l’expérience touristique est-elle toujours médiatisée par des représentations, des valeurs et des images. En cela, l’imaginaire touristique s’apparente au rôle de la mère dont une des fonctions est, selon D. Winnicott, de « présenter » le monde extérieur au nourrisson de la façon la moins traumatisante possible. Le discours touristique ne nous présente-t-il pas une semblable version de la figure du monde ? 152

[which is why terrorism has always selected tourist locations (airplanes, beaches, etc.) as privileged sites for its atrocities. The symbolic charge of the act is to affect the process of trauma negotiation by reintroducing trauma into the topography (obviously extended beyond the locale by mediatization) of this negotiation.]

149 J. Cassou, Du voyageur au touriste, in Communications, n° 10, op. cit., p. 25-34. . Les images touristiques sont là pour rendre le monde lisse, sécurisant, accueillant et facile à comprendre.
150 J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, R. Laffont, 1982, p. 116 ; G. Bachelard, Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957.
151 D. W. Winnicott, Jeu et réalité, op. cit.
152 G. Rovillé, Minorités ethniques et développement touristique dans les val-lées du Nord-Pakistan, in Les Cahiers du tourisme, Aix-en-Provence, C.H.E.T., mars 1989, p. 31.

L’imaginaire touristique, qu’on ne considère pas ici comme un « objet » intérieur à l’individu (cf Melanie Klein), devient ainsi un es-pace transitionnel. Comme tout objet transitionnel, il unit l’ici et l’ailleurs, l’extérieur et l’intérieur. Il [122] se présente comme une structure ouverte dont le contenu n’est pas figé : un objet touristique peut être abandonné, par lassitude, pour un autre.

 

II. UN ESPACE DU DÉSIR

L’histoire du tourisme peut être décrite comme un long cheminement entre goût et dégoût que nous inspirent des sites. Il existe bien sûr une dimension cognitive à la lecture de l’espace touristique. Tous les guides renferment des renseignements pratiques sur le climat du pays, les distances entre les sites, les transports, les horaires d’ouvertu-re des musées, la valeur de la monnaie, etc. Nous utilisons les indica-tions fournies par les « officiants » du tourisme (syndicats d’initiati-ves, brochures, cartes, etc.) d’un point de vue pragmatique.

Les frontières du désir

La « lecture » de l’espace touristique, notamment celle concernant les villes, est « réduite » à quelques points d’attraction se dégageant d’un fond neutre et sans attrait (les Champs-Elysées, la Promenade des Anglais, la Canebière, etc.). Tout se passe comme si ces lieux exer-çaient une sorte d’aimantation.


La lecture du territoire se produit sur un registre affectif et normatif (plaisir/déplaisir, à voir/à éviter). L’espace touristique est parsemé d’émotions. Bien avant la publicité, la lecture des almanachs suffisait au début du siècle pour déclencher les rêveries du lointain. Inutile de convaincre le client de l’existence de ce paradis : non seulement il y a toujours cru, mais il peut le montrer du doigt sur une carte, selon l’émotion qu’il recherche.

Inversement, il existe des lieux qui ne font pas rêver. Certaines destinations sont associées à des images négatives tenaces 153. On retrouve ici le thème du monde « à l’envers », qui structure le mythe du pays de cocagne, tel qu’en parle Jacques Le Goff (un monde de l’abondance, de l’oisiveté, un monde à l’envers . Ainsi, il existe aussi bien une idolâtrie de certains sites qu’une aversion certaine pour d’autres. Évidemment, tout cela, comme dans toute affection, peut être réversible. La loi de l’amour-haine fonctionne bien dans le tourisme. Certains ne mettraient jamais le pied sur la plage de Saint-Tropez, d’autres ne pourraient jamais envisager des vacances ailleurs qu’en Italie. Les lieux n’existent que par la charge émotionnelle d’euphorie, de plaisir, de « couleurs », d’inversion par rapport à la vie quotidienne qu’ils promettent ou qu’on leur suppose. L’espace du touriste devient ainsi une métaphore du « Paradis », c’est-à-dire l’exact inverse du quotidien. 154

Cependant, on peut dégager une structure et un « mouvement » communs d’exotisation. L’espace n’existe que par ce qui le remplit, disait Abraham Moles ). Le discours touristique ne raconte-t-il pas la même chose ? À chacun son paradis, bien sûr. Dans un même groupe faisant un circuit unique, on peut re-censer des impressions sur le même pays diamétralement opposées : à chacun son Brésil, à chacun son pays de cocagne. 155.

Les lieux de vacances sont « remplis » de tous les sentiments que nous y projetons : la fantasmatique de dépaysement, d’euphorie, d’abondance, de peur de l’inconnu, de rupture et de voyage dans le temps, de retour à l’« essentiel », de repos et de joie authentique, bref, d’un âge d’or où tout est souriant, réconfortant et rassurant. A tel point que certains analystes de ce phénomène n’hésitent pas à en parler comme d’une « régression » intrautérine. [124] Edgar Morin juge que vacances et tourisme visent le retour au sein de la nature maternelle d’une part et d’autre part le voyage dans l’au-delà 156

153 J. Viard, Penser…, op. cit., p. 153. .
154 J. Le Goff, L’imaginaire médiéval, op. cit., p. 110.
155 A. Moles, E. Rohmer, Psychologie de l’espace, Paris, Casterman, 1977.
156 E. Morin, Vivent les vacances, in Pour une politique de l’homme, Paris, Le Seuil, 1965, p. 224-225

(On peut nuancer ce propos en soulignant que le stade prénatal est le lieu de l’indifférenciation et de la symbiose avec la mère ; or en va-cances, il existe une sexualité génitale.)

Cependant, on peut aisément constater que des valeurs « maternantes » sont prégnantes dans le tourisme, y compris dans les images des brochures où l’on insiste sur le confort, la sécurité, la présence d’une infirmière – notamment quand il s’agit d’enfants ou de personnes du troisième âge (le « personnage central » des dépliants touristiques est l’hôtel, coquille protectrice face à l’environnement exotique perçu comme quelque peu insécurisant).

Le voyageur recherche un « environnement facilitant » c’est-à-dire un cadre extérieur maternant, « compréhensif » et pardonnant à l’avance tout écart de conduite. De ce point de vue, le reproche qui est fait au touriste de se comporter comme un enfant gâté se justifierait ; mais, comme un enfant dans une cour de récréation, il ne comprend pas les rappels aux règlements, à la Loi (symbolique) qu’on lui adres-se : ne lui a-t-on pas laissé entendre qu’en dehors de son pays il est libre de ses comportements ? Il a suffit aux Allemands de photographier quelques pédophiles en action à Manille pour que ce fléau pathologique diminue parmi les touristes germanophones. C’est le rappel de la Loi du Père symbolique.

Une bipolarité constitutive

Le symbole, dans son acception première, sépare et réunit. L’imaginaire touristique procède de même, il jette un « pont » entre l’objet et le sujet touristique, il a une fonction [125] de médiation entre une psyché individuelle et un environnement. L’imaginaire touristique a une fonction de « relance », d’union des opposés.

L’opposition, ou la bipolarité, la plus perceptible dans le tourisme est celle qui s’amorce sur un axe passé/présent ou tradition/modernité. Une autre opposition est aussi définie selon l’axe de la verticalité : le haut et le bas. Dimensions qui ne sont pas seulement physiques, mais qui connotent un découpage symbolique tel que le montrent beaucoup d’anthropologues (Gilbert Durand, parlant des techniques de « rêve éveillé » utilisées en psychologie, signale l’utilisation thérapeutique des images d’ascension, de conquête verticale pour soigner les dépres-sions nerveuses 157

N. Graburn dresse une liste exhaustive de couples oppositionnels qui organisent le comportement et l’espace touristiques (sécurité-risque, nature-culture, villégiature ou itinérance, etc.). Le tourisme est perçu comme l’élément faible du continuum authenticité versus super-ficialité, qui recoupe et exprime en fait le continuum Cen-tre/Périphérie, comme on l’a vu auparavant. .)


Ces couples d’opposés génèrent parfois une ambivalence des sentiments : l’ailleurs, objet du désir touristique, peut se transformer en réceptacle d’une révulsion. Aussi, comme le jouet chez l’enfant, l’objet touristique peut-il devenir objet de haine ou d’amour. Il est ce qui permet le voyage du « non-sens » (l’insatisfaction du désir) vers un monde plein de « sens » (omnipotence, absence de conflits internes ou externes, absence de contraintes). En cela, il se rapproche du rôle de la mère, et comme elle, peut être source d’inquiétude extrême ou de joie intense. Le départ, le mouvement, l’immersion dans un milieu incon-nu, est synonyme d’inquiétude, mais aussi d’un espoir de retrouvailles avec d’anciennes sensations, de quête de salut et de bienfaits octroyés par les [126] lieux. Toute frustration est mal vécue par l’individu qui détruit alors son objet d’amour (graffitis sur les monuments, etc.).

III. UN ESPACE D’ILLUSION ?

Ainsi, le touriste s’impose une suite ininterrompue de cérémonies, une série de visites obligées, en suivant un parcours ritualisé emprunté par des millions de voyageurs 158

Le touriste accomplit ainsi un rite, c’est-à-dire « un acte conventionnel exécuté mécaniquement à travers lequel l’individu exprime son respect et sa déférence pour un objet d’une valeur fondamentale » . 159

157 G. Durand, L’imagination symbolique, Paris, PUF, éd. 1984, p. 120. .
158 J. Gritti, in Communications, n° 10, op. cit., p. 51. J.-D. Urbain, L’idiot du voyage, op. cit., p. 231.

E. Durkheim divise le rite en deux classes – le rituel positif et le ri-tuel négatif. E. Goffman s’en inspire quand il écrit que : « Le type né-gatif signifie interdiction, évitement, écart. C’est de cela que nous parlons quand nous considérons les réserves du moi et le droit à la tran-quillité. Le rituel positif consiste à rendre hommage de diverses façons par diverses offrandes, ce qui implique que l’offrant se trouve d’une certaine manière à proximité du récipiendaire. La thèse classique est que ces rites positifs affirment et confirment la relation sociale qui unit l’offrant au récipiendaire. Manquer à un rite positif est un af-front ; à un rite négatif, une violation. »

Nous avons affaire à un rite positif dans la sacralisation et dans les processions devant les sites touristiques. E. Goffman utilise le terme de « rituel de présentation », comme équivalent [127] de « rite posi-tif », pour désigner certaines interactions entre individus 160

Visiter Paris sans se rendre aux lieux « consacrés » par le tourisme n’est pas à proprement parler un « affront », mais un manquement à un devoir tacite. De même, l’intrusion dans ce qui est perçu intuitivement comme un espace intime de l’objet touristique est une forme de viola-tion, le non-respect d’un rite négatif (ex : le non-respect de la distance séparant le touriste du tableau de la Joconde). .
Le « bon » touriste serait ainsi celui qui se garde de transgresser certains interdits implicites en respectant un rituel. C’est ce que E. Goffman qualifie de rites d’ « évitement » : baisser la voix quand une personne s’installe à la même table qu’un groupe qu’elle ne connaît pas, s’effacer pour laisser passer quelqu’un dans un passage étroit, etc. Dans le cas du tourisme c’est : ne pas chahuter au musée, ne photogra-phier les habitants du lieu que s’ils sont d’accord, bref, manifester des signes de respect de la tranquillité, de l’intimité, de l’intégrité du site et des gens qui y habitent.

159 E. Goffman, définition citée par D. MacCannell, op. cit., et traduit par J. Atherton, in Sociétés, n° 8, op. cit., p. 10.
160 E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, t. 2 : Les relations en public, Paris, Ed. de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1973, 374 p. ; p. 73. et E. Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Ed. de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1974, p. 56.

Fonction des rites

[what is the difference between the ‘mass-tourist’ and the ‘traveler’? Heidegger, in Sojourns, distinguishes his authentic journey (sojourn) from that of the tourist (who he nevertheless accompanies). The tourist is unaware that their visit is enframed as an encounter by the same forgetting of being that enframes the encounter with the world of modern technology. Heidegger is seeking an encounter with the now concealed Greek origin. To the extent that enframing determines the encounter with the world as one of calculation, to Sojourn is to set out to meet the incalculable]

En définitive, il est reproché au touriste de masse de ne pas avoir un comportement suffisamment ritualisé, c’est-à-dire de ne pas pratiquer les rites d’évitement. Le mauvais touriste (pour certains, c’est un pléonasme) est perçu comme un intrus, un individu irrespectueux de l’intimité des choses et des gens. La critique antitouristique, tout en reprochant au touriste de masse d’avoir un comportement répétitif et ritualisé, l’invite pourtant à adopter des rites (les « bons » rites).

Le « voyageur », à l’opposé de ce touriste de masse, tend a faire sienne la démarche d’évitement. Il veut sortir de la célébration grégai-re des lieux touristiques, des sentiers battus, pour rendre hommage à l’unicité et à l’intimité des choses et des êtres. Pour « éviter » quelque chose, il faut préalablement en percevoir les contours et les formes et donc faire preuve d’attention et de discernement. Aussi, le « voya-geur » va-t-il s’y atteler, et livres, conférences, etc., vont l’y aider. Il va s’efforcer de fuir toute « répétitivité », ou toute routine, dans son com-portement, et de plaider pour un ésotérisme du voyage consistant en une fusion/distanciation avec l’objet touristique. Il prônera une vénéra-tion des cultures exotiques qu’il cherchera à connaître de l’« intérieur », comme un ethnologue, mais sans jamais les « violer » ou les forcer « à se livrer » : elles seront approchées grâce à une im-prégnation pieuse et respectueuse. Le « voyageur » se défend ainsi d’avoir une mentalité de touriste.

Cependant, son attitude est trans-situationnelle, c’est-à-dire qu’elle s’applique à toute une série de situations qui ne sont pas forcément apparentées. Comme tout rituel, elle est répétitive. Elle est même pré-visible et largement diffusée dans la population touristique, notam-ment parmi les jeunes. C’est un modèle de voyage comme un autre, depuis longtemps entré dans les moeurs du tourisme. Le voyage « hors des sentiers battus » est même devenu un excellent produit commer-cial, de plus en plus présent dans les brochures de tout bon voyagiste.

Ces pionniers ne font jamais, à moyen terme, que créer un espace rituel potentiel, progressivement intégré à la structure stable du tou-risme ordinaire, qui le normalisera.

Ainsi ce tourisme différent n’est qu’une transgression provisoire du code : une dissidence toujours éphémère. Le tourisme « original » de-venant assez répandu, ses lieux largement connus deviennent objet de « rites positifs ». On observe ici un passage d’un aspect du rite à un autre. Ces deux formes de tourisme, que j’appellerais de « déférence » et [129] d’« évitement », participent d’un même principe de ritualisa-tion.

Ajoutons également que les rites ont une fonction d’intégration ou d’exclusion des individus. En respectant un rituel minimal, y compris parfois vestimentaire, on peut espérer faire partie des « élus » du voyage.

La « découverte », ce mot magique, traverse ces comportements et leur donne sens : être le « premier » à fouler un territoire « vierge » (il y en a de moins en moins évidemment). Tout un imaginaire de conquête quasi amoureuse d’une terre vierge affleure ainsi. La publici-té l’amplifie d’ailleurs : « La Grèce est à vous », etc. Le touriste « anti-touristique » et le touriste de masse partagent, à des degrés divers, cet-te inclination, seules différent leurs techniques de séduction. Amou-reux maladroit et peu exigeant, le touriste de masse se contente de l’image « officielle » du pays contenue dans les brochures contraire-ment au touriste-voyageur qui, lui, va aller à la rencontre du « vrai » pays. Tandis que l’un survole l’espace touristique, le deuxième s’y en-fouit à la recherche du sens caché des choses, désireux de connaître le « secret » des lieux. Une démarche qui s’inspire de l’ethnologie, d’où quelques frictions avec les spécialistes de cette matière qui entendent surtout se démarquer des « illuminés » de l’exotisme que sont, à leurs yeux, les « voyageurs ».

Ces derniers entament une recherche de sensations « vraies » comme l’immersion dans les bas-fonds des villes visitées (vécue comme une initiation labyrinthique moderne), la recherche de lieux « vierges », le tourisme « ethnique », les trekkings dans la jungle, le séjour prolongé dans un village de pêcheurs, l’apprentissage de la lan-gue locale ou la connaissance des us et coutumes. Une « cour » amou-reuse, lente et persévérante, s’engage pour comprendre l’intimité d’un pays. Dans le cas du tourisme de masse, la croyance est que la « véri-té » est à la surface des choses (et des plages !). L’opposition de ces deux catégories de perception de l’espace va donner lieu à une querel-le sans fin quant à la ferveur et la [130] piété réelle des uns et des au-tres et quant à leur stricte observance des rituels, bref, un débat « théo-logique » frisant l’inquisition 161

On constate que l’espace touristique est magiquement mis « hors du monde ». Revenons à l’exemple de la Tunisie : les touristes affir-ment s’y rendre d’abord pour l’environnement ; la société actuelle ne constituent une attraction que pour un nombre limité d’entre eux (10%). Ces résultats confirment ceux d’une autre étude menée dix ans auparavant par un autre chercheur . Au voyage « savant », initié déjà par les naturalistes des siècles précédents, qui pose l’espace de loisirs comme un lieu à appréhender par la raison – un lieu de connaissance scientifique et de contemplation conforme à un code esthétique d’ori-gine aristocratique – va s’opposer ainsi le voyage de masse caractérisé par une sacralisation différentielle des sites et des espaces, et où la dimension rationnelle cède le pas à l’aspect communiel, populaire et dionysiaque. 162.

Lorsque l’on demandait aux touristes s’ils s’intéressaient au pays, ils répondaient : « Oui, mais il ne faut pas que les vacances en soient dérangées. » 163 D’ailleurs, consta-taient les auteurs de l’étude, ces visiteurs auraient très bien pu aller dans un autre pays, tant ils étaient indifférents à leur environnement humain. Ce tourisme donne naissance à des « enclaves » vacancières dans le pays, des « bulles touristiques », que certains auteurs n’hésitent pas à appeler des « institutions totalitaires » (E. Goffman). Quel que soit le pays visité, ces « bulles » touristiques se constituent spontané-ment comme des « zones franches » établies dans le pays visité, une sorte d’annexe du pays de provenance [131] du touriste 164

161 R. Amirou, Portrait de badauds…, in Sociétés, n° 8, op. cit., et Le tourisme comme objet transitionnel, in Espaces et sociétés, n° 76, L’Harmattan, 1994. . Que ce
162 Groupe Huit, Les effets socioculturels du tourisme en Tunisie : monographie de Sousse, in Emanuel De Kadt, Le tourisme, passeport pour le développe-ment ?, Paris, Ed. Economica, 1980, p. 281-299.
163 L. Nettekoven, Les mécanismes des échanges culturels réciproques, in E. De Kadt, ibid, op. cit, p. 135-145.
164 U. Wagner, Out of Time and Place – Mass Tourism and Charter Trips, in revue Ethnos, Stockholm, 1977, 1-2, p. 39-52.

soit un tourisme itinérant ou de résidence 165

Cela étant, les vacances peuvent également être vécues selon un certain mode de contestation (un rite de rébellion). Celle-ci va porter sur les rituels touristiques « élitistes », que le touriste va essayer de transgresser en critiquant, de l’intérieur, le cérémonial de déférence pour les sites et les gens visités. C’est le touriste qui ne respecte rien, ni personne. Il va privilégier l’aspect festif, physique et hédonistique des vacances, par opposition aux allures scolaires, ennuyeuses et aus-tères qu’il attribue au tourisme culturel ou ethnologique. En revanche, le touriste « antitouriste », le routard, le voyageur, etc., va fuir comme la peste la masse des vacanciers. En fait, en rejetant le rituel touristi-que de « masse », il agit de la même manière que ceux qu’il abhorre, il conteste un rite et tente d’en imposer un autre., on voit cette configura-tion symbolique s’exprimer directement dans l’aménagement de l’es-pace touristique.

Une autre forme de tourisme initiée par la Beat Generation (Ke-rouac, Ginsberg, Burroughs et leur « gourou », Thimoty Leary) va promouvoir un rite de rébellion par rapport au tourisme de masse, et un rite d’évitement par rapport aux sites et aux cultures visités 166

Ce rite d’évitement est ambivalent. On choisit d’abord de ne pas accom-plir de cérémonie de déférence à la « personne » touristique d’un pays (sites et circuits classiques), mais plutôt à sa « personne » réelle, sa culture, ses habitants, etc., respectant ainsi son « Intimité ». Celle-ci va devenir « sacrée », mise sur un piédestal, célébrée, idéalisée, elle sera l’objet secret des convoitises de ces « aventuriers » modernes. Toute une stratégie de séduction pour se familiariser avec l’« âme » du pays va s’élaborer alors.

Par une forme d’errance romantique, « autoroutière » et stylisée – voir le film de Wim Winders Paris-Texas – tout un rituel de la déper-dition de soi et de ses repères est promu au rang de clef symbolique pour accéder au saint des saints, pour arriver à l’autel de l’« authenticité », du sens, et pour retrouver une unité originelle entre

165 E. De Kadt, ibid., p. 52.
166 J. N. Vuarnet, Les bergers fous de la rébellion : figures et aspects de la « Beat Generation », in Revue d’esthétique, Paris, Union générale d’éditions, coll. « 10-18 », 1975, 3/4, p. 164-183.

soi, l’espace et les autres. L’autoroute devient ainsi un espace initiati-que. (Le roman de V. Nabokov, Lolita, illustre cet imaginaire de la perte de soi comme étape nécessaire à l’initiation d’un immigrant Eu-ropéen (V. Nabokov) à la jeune culture américaine. Voir également Thé au Sahara, de P. Bowles – sans oublier l’extraordinaire impact que continue de produire dans l’imaginaire exotique les Fleurs du mal.)

Il faut souligner ici l’importance de l’écrit dans le voyage (journaux intimes, cartes postales, lettres, mémoires, récits de voyage) opposé au « vide » caractérisant le tourisme de masse. Les mots sont là pour remplir le vide, la « vacance », dans une forme d’exorcisme de l’an-goisse de la… plage blanche où triomphe le corps. L’esthète des mots veut injecter de l’esprit là où le corps est roi. La culture « élitiste » a également horreur du vide… et de la vacance ! L’écrit vient remplir ici une fonction d’atténuation du choc de l’étrangeté, de l’altérité et de la séparation d’avec la culture d’origine.

Le touriste de cette catégorie (idéal-typique) redouble de signes de « dévotion », s’il ne défile pas devant les sites et monuments divers, il s’adonne à un rituel de lecture et d’écriture (une « culture » touristique façonnée par l’écrit cohabite ainsi avec une autre forme de culture, plutôt orale, marquée par le culte du corps et des sens). Le journal de voyage raconte généralement une transformation, les « progrès » spiri-tuels et esthétiques accomplis lors du périple. Le fait qu’il soit l’oeuvre d’un individu isolé n’empêche pas de parler de démarche initiatique collective 167

Ces comportements ritualisés peuvent s’expliquer de diverses ma-nières. On peut, par exemple, les analyser comme un processus de dé-négation de l’Histoire (les relations Nord/Sud). L’observation des comportements intrasociétaux, du tourisme dit « domestique », ou du tourisme entre pays riches – le plus répandu -, indique que ces facteurs explicatifs sont d’une pertinence partielle . De plus, la relation à l’écrit [133] (lecture ou écriture) est suffisamment répandue parmi les touristes pour ne pas présenter un caractère collectif. 168.

167 J. Pitt-Rivers, in Les rites de passage aujourd’hui, P. Centlivres et J. Hainard (dir.), Lausanne, L’Age d’Homme, 1986, p. 115.
168 E. De Kadt, ibid., p. 63.

Le touriste vit l’espace de vacances comme un espace ludique, hors du temps et de l’espace géographique concret. Le rituel touristique apparaît ainsi comme opération symbolique visant une « maîtrise du temps » par la sacralisation de l’espace – fonction classique du rite 169.

À partir de ce moment, l’expérience du temps que fait l’individu est soumise à des facteurs idiosyncratiques d’une pan, et culturels, d’autre part 170.

La quête touristique

L’expérience du temps et de l’espace passe par des « filtres » cultu-rels. L’appréhension, de l’étrange, de l’inconnu, le mécanisme qui conduit du principe de plaisir au principe de réalité ne peuvent émer-ger sans une « mère suffisamment bonne », qui n’est pas forcément la propre mère de l’enfant, mais celle qui s’adapte activement aux be-soins de l’enfant, écrit D. Winnicott. Les voyagistes remplissent sou-vent ce rôle. L’univers du tourisme, surtout organisé, ne suggère-t-il pas en effet un monde proche de cet imaginaire de « protection », de « maternage » ?

« Le vacancier se promène en ce monde comme dans un Eden re-constitué ; il peut nommer et obtenir toute chose, découper l’espace à sa guise. On riait jadis du providentialisme de Bernardin de Saint-Pierre : le melon a été créé et dessiné pour être découpé par l’homme. Il se trouve que le Club Med providentiel découpant l’espace a recueil-li l’héritage de Bernardin. » 171

169 A. Sabbadini, Il tempo in psicoanalisi, Milan, Feltrinelli, 1979, citée in E. Campi, « Rite et maîtrise du temps », in Les rites de passage aujourd’hui, op. cit., p. 131-135. Tout cela ne rappelle-t-il pas le fan-
170 E. Campi, ibid., p. 132. Voir aussi, M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, M. de Certeau, L’invention du quoti-dien, t. 1, Paris, Gallimard, 1990, et M. Halbwachs, La topographie légen-daire des Évangiles en Terre sainte, Paris, PUF, 1971 (1941).
171 J. Gritti, Réflexions sur les vacances modernes, in Informations catholiques internationales, août 1971, repris in Paysages, Paris, CCI-Centre Beau-bourg, op. cit., p. 48.

tasme d’omnipotence que vit l’enfant (et dont vivent les professionnels du tourisme) ?

La plage, depuis longtemps pratiquée et appropriée par le vacan-cier sous le mode de la passivité, devient un espace d’action et d’acti-vité en s’étendant sur la côte, laquelle se transforme ainsi en une gran-de aire de jeux ; la montagne subit un « traitement » inverse. Les bro-chures touristiques atténuent le danger et insistent sur l’altitude modé-rée, la « douceur » et la « sérénité alpestre », le programme d’escalade « ne demande aucune spécialisation », précise-t-on. Ainsi : « La fonc-tion des espaces terrien et aérien grâce à la montagne a des vertus tranquillisantes » 172

On observe ainsi à une « harmonisation tranquillisante » de tous les éléments contraires : le proche et le lointain, le bas et le haut, la terre et la mer, le séjour et l’expédition. Analysant également les voyages en Afrique, J. Gritti note un glissement thématique de l’har-monisation de l’espace vers une forme relativement plus contrastée quant au traitement de l’exotique. Les publicités (Jet-Tours 80, Africa-tours) insistent sur le « confort » (l’air conditionné, les salles de bain, etc.), données qui vont rassurer et préparer le voyageur à une virée dans l’Afrique « profonde », vers « le primitif et l’inconnu ». dans les brochures. Celles-ci usent d’une référen-ce « scientifique », la « géo-psychologie », pour justifier la lecture adoucissante de l’espace. On retrouve en fait ici le vieux thème de la thérapie par l’espace, l’air des cimes, etc., mais dans sa version « dou-ce » et expurgé de la dimension morale d’effort et d’héroïsme.

On assiste ainsi, que ce soit dans le cas de l’Afrique ou dans celui de la montagne ou de la campagne, à une domestication ritualisée de ce qui est posé (ou inventé au besoin) comme « étrange », « ailleurs », « insolite » et « pittoresque », etc. 173

Cette idée d’harmonisation des « contraires » rappelle celle de « coïncidence des opposés » dont parle Nicolas de Cuse et qui serait le « lieu de condensation et de coexistence des forces opposées, le lieu de l’énergie la plus concentrée » . Il s’agit d’une mise en scène et d’un cérémonial d’apprivoisement du non-familier. 174

172 Ibid, p. 49. .
173 M. Marié, J. Viard, La campagne inventée, Actes Sud, 1977.
174 J. Chevalier, A. Gheerbrant, op. cit., p. 189.

L’image de cette union des contraires, dans l’univers de la symboli-que, c’est le Centre – autrement dit le sacré (or, il faudrait bien admet-tre qu’un « homme qui vit chez lui, dans son clan, vit dans le profane ; il vit dans le sacré dès qu’il part en voyage » 175.

Les invitations au voyage – la publicité, les livres, les photos, etc. – trouvent un écho en nous parce qu’elles sont, en fait, un récit narrant un parcours symboli-que du « profane » vers le « sacré », du monde intérieur et illusoire vers le « réel » (les vacances jouent grandement sur ce fantasme de « nouvelle naissance », à soi et au monde 176 E. Schils soutient que toute société a un « centre » qui est en fait constitué par ses valeurs dominantes ) et de la périphérie vers le Centre.
177. S.N. Eisenstadt distingue plusieurs centres dans une société : religieux, sociaux, culturels, poli-tiques, etc. 178. V. Turner, quant à lui, parle de Center Out There comme d’un « Centre » situé à la « Périphérie », c’est-à-dire combi-nant les propriétés de chacun des termes de cette opposition. Ce « Centre-périphérie » exprime une dimension de rupture – le touriste est dans le non-familier -, et une autre de « ressourcement » à des va-leurs qu’une société peut avoir tendance à réprimer 179.

C’est dans ce sens là que le tourisme est une quête symbolique de « Centre ». Ce « Centre » décrit un sentiment de parfait « accord » et de parfaite « harmonie » avec le monde extérieur, un état d’adaptation psychosociologique maximale entre soi et l’environnement, au sens large, un état caractérisé par une coupure spatiotemporelle. Une fois « dehors », l’individu s’empresse de retrouver le sentiment de fusion avec l’extérieur qu’il a connu dans son enfance et dans sa société. Ainsi, parcourir des kilomètres, par plaisir, revient souvent à voyager vers le temps béni de l’enfance – c’est en cela que l’espace du touriste est proche de l’espace transitionnel.

175 A. Van Gennep, Les rites de passage, op. cit., p. 16.
176 M. Eliade, Traité d’histoire des religions, chap. 10, p. 310-325 ; et aussi P. Diel, Le symbolisme dans la Bible, Paris, Payot, 1989, p. 114.
177 E. Schils (dir.), Center and Periphery in Center and Periphery : Essays in Macrosociology, Chicago, Ed. University of Chicago Press, 1975, p. 3-16.
178 S. N. Eisenstadt, Transformation of Social, Political and Cultural Orders in Modernisation, in Eisenstadt (dir.), Comparative Perspectives on Social Change, Boston, Ed. Little, Brown & Co., 1968, p. 256-279.
179 E. Cohen, A phenomenology of tourist experiences, in Sociology, n° 13,1979, p. 179-201 ; E. Cohen, Traditions in the Qualitative Sociology of Tourism, op. cit., p. 43.

APPROACHING LITERATURE’S SPACE 

 

The poem — literature — seems to be linked to a spoken word which cannot be interrupted because it does not speak; it is. The poem is not this word itself, for the poem is a beginning, whereas this word never begins, but always speaks anew and is always starting over. However, the poet is the one who has heard this word, who has made himself into an ear attuned to it, its mediator, and who has silenced it by pronouncing it. This word is close to the poem’s origin, for everything original is put to the test by the sheer powerlessness inherent in starting over — this sterile prolixity, the surplus of that which can do nothing, which never is the work, but ruins it and in it restores the unending lack of work. Perhaps this word is the source of the poem, but it is a source that must somehow be dried up in order to become a spring. For the poet — the one who writes, the “creator” — could never derive the work from the essential lack of work. Never could he, by himself, cause the pure opening words to spring forth from what is at the origin. That is why the work is a work only when it becomes the intimacy shared by someone who writes it and someone who reads it, a space violently opened up by the contest between the power to speak and the power to hear. And the one who writes is, as well, one who has “heard” the interminable and incessant, who has heard it as speech, has entered into this understanding with it, has lived with its demand, has become lost in it and yet, in order to have sustained it, has necessarily made it stop — has, in this intermittence, rendered it perceptible, has proffered it by firmly reconciling it with this limit. He has mastered it by imposing measure.

Mallarmé’s Experience

Here we must appeal to references that are well known today and that hint at the transformation to which Mallarmé was exposed as soon as he took writing to heart. These references are by no means anecdotal in character. When Mallarmé affirms, “I felt the very disquieting symptoms caused by the sole act of writing,” it is the last words which matter. With them an essential situation is brought to light. Something extreme is grasped, something which has for its context and substance “the sole act of writing.” Writing appears as an extreme situation which presupposes a radical reversal. Mallarmé alludes briefly to this reversal when he says: “Unfortunately, by digging this thoroughly into verse, I have encountered two abysses which make me despair. One is Nothingness” (the absence of God; the other is his own death). Here too it is the flattest expression that is rich with sense: the one which, in the most unpretentious fashion, seems simply to remind us of a craftsmanly procedure. “By digging into verse,” the poet enters that time of distress which is caused by the gods’ absence. Mallarmé’s phrase is startling. Whoever goes deeply into poetry escapes from being as certitude, meets with the absence of the gods, lives in the intimacy of this absence, becomes responsible for it, assumes its risk, and endures its favor. Whoever digs at verse must renounce all idols; he has to break with everything. He cannot have truth for his horizon, or the future as his element, for he has no right to hope. He has, on the contrary, to despair. Whoever delves into verse dies; he encounters his death as an abyss.

The Crude Word and the Essential Word

When he seeks to define the aspect of language which “the sole act of writing” disclosed to him, Mallarmé acknowledges a “double condition of the word, crude or immediate on the one hand, essential on the other.” This distinction itself is crude, yet difficult to grasp, for Mallarmé attributes the same substance to the two aspects of language which he distinguishes so absolutely. In order to characterize each, he lights on the same term, which is “silence.” The crude word is pure silence: “It would, perhaps, be enough for anyone who wants to exchange human speech, silently to take or put in someone else’s hand a coin.” Silent, therefore, because meaningless, crude language is an absence of words, a pure exchange where nothing is exchanged, where there is nothing real except the movement of exchange, which is nothing. But it turns out the same for the word confided to the questing poet — that language whose whole force lies in its not being, whose very glory is to evoke, in its own absence, the absence of everything. This language of the unreal, this fictive language which delivers us to fiction, comes from silence and returns to silence. Crude speech “has a bearing upon the reality of things.” “Narration, instruction, even description” give us the presence of things, “represent” them. The essential word moves them away, makes them disappear. It is always allusive; it suggests, evokes. But what is it, then, to
remove “a fact of nature,” to grasp it through this absence, to “transpose it into its vibratory, almost-disappearance”? To speak, but also to think, essentially. Thought is the pure word. In thought we must recognize the supreme language, whose lack is all that the extreme variety of different tongues permits us to grasp. “Since to think is to write without appurtenances or whispers, but with the immortal word still tacit, the world’s diversity of idioms keeps anyone from proffering expressions which otherwise would be, in one stroke, the truth itself materially.” (This is Cratylus’s ideal, but also the definition of automatic writing.) One is thus tempted to say that the language of thought is poetic language par excellence, and that sense — the pure notion, the idea — must become the poet’s concern, since it alone frees us from the weight of things, the amorphous natural plenitude. “Poetry, close to the idea.”

However, the crude word is by no means crude. What it represents is not present. Mallarmé does not want “to include, upon the subtle paper . . . the intrinsic and dense wood of trees.” But nothing is more foreign to the tree than the word tree, as it is used nonetheless by everyday language. A word which does not name anything, which does not represent anything, which does not outlast itself in any way, a word which is not even a word and which disappears marvelously altogether and at once in its usage: what could be more worthy of the essential and closer to silence? True, it “serves.” Apparently that makes all the difference. We are used to it, it is usual, useful. Through it we are in the world: it refers us back to the life of the world where goals speak and the concern to achieve them once and for all is the rule. Granted, this crude word is a pure nothing, nothingness itself. But it is nothingness in action: that which acts, labors, constructs. It is the pure silence of the negative which culminates in the noisy  feverishness of tasks.

In this respect, the essential word is exactly the opposite. It is a rule unto itself; it is imposing,but it imposes nothing. It is also well removed from thought which always pushes back theelemental obscurity, for verse “attracts no less than it disengages,” “polishes all the scattered ore,unknown and floating.” In verse, words become “elements” again, and the word nuit, despite itsbrilliance, becomes night’s intimacy.

In crude or immediate speech, language as language is silent. But beings speak in it. And, as a consequence of the use which is its purpose — because, that is, it serves primarily to put us in connection with objects, because it is a tool in a world of tools where what speaks is utility and value — beings speak in it as values. They take on the stable appearance of objects existing one by one and assume the certainty of the immutable.

The crude word is neither crude nor immediate. But it gives the illusion of being so. It is extremely reflective; it is laden with history. But, most often — and as if we were unable in the ordinary course of events to know that we are the organ of time, the guardians of becoming — language seems to be the locus of an  immediately granted revelation. It seems to be the sign that truth is immediate, always the same and always at our disposal. Immediate language is perhaps
in fact a relation with the immediate world, with what is immediately close to us, our environs. But the immediacy which common language communicates to us is only veiled distance, the absolutely foreign passing for the habitual, the unfamiliar which we take for the customary, thanks to the veil which is language and because we have grown accustomed to words’ illusion. Language has within itself the moment that hides it. It has within itself, through this power to hide itself, the

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1Having regretted the fact that words are not “the truth materially” — that jour, by virtue of its sonority, is sombre and nuit brilliant — Mallarmé finds in this shortcoming of our various tongues the justification of poetry. Verse is their  “superior complement.” “Philosophically, it remunerates the lack in languages.” What is this lack? Languages do not have the reality they express, for they are foreign to the reality of things, foreign to obscure natural profundity, and
belong to that fictive reality which is the human world, detached from being and a tool for beings.

force by which mediation (that which destroys immediacy) seems to have the spontaneity, the freshness, and the innocence of the origin. Moreover, this power, which language exercises by communicating to us the illusion of immediacy when in fact it gives us only the habitual, makes us believe that the immediate is familiar; and thus language’s power consists in making the immediate appear to us not as the most terrible thing, which ought to overwhelm us — the error of the essential solitude — but as the pleasant reassurance of  natural harmonies or the familiarity of a native habitat.

In the language of the world, language as the being of language and as the language of being keeps still. Thanks to this silence, beings speak, and in it they  also find oblivion and rest. When Mallarmé speaks of the essential language, part of the time he opposes it only to this ordinary language which gives us the reassuring illusion of an immediacy which is actually only the customary. At these junctures he takes up and attributes to literature the language of thought, that silent movement which affirms in man his decision not to be, to separate himself from being, and, by making this separation real, to build the world. This silence is the production and the expression of signification itself. But this language of thought is, all the same, “ordinary” language as well. It always refers us back to the world, sometimes showing it to us in the infinite qualities of a task and the risk of an undertaking, sometimes as a stable position where we are allowed to believe ourselves secure.

The poetic word, then, is no longer opposed only to ordinary language, but also to the language of thought. In poetry we are no longer referred back to the world, neither to the world as shelter nor to the world as goals. In this language the  world recedes and goals cease; the world falls silent; beings with their  preoccupations, their projects, their activity are no longer ultimately what speaks. Poetry expresses the fact that beings are quiet. But how does this  happen? Beings fall silent, but then it is being that tends to speak and speech that wants to be. The poetic word is no longer someone’s word. In it no one speaks, and what speaks is not anyone. It seems rather that the word alone declares itself. Then language takes on all of its importance. It becomes essential. 

Language speaks as the essential, and that is why the word entrusted to the poet can be called the essential word. This means primarily that words, having the initiative, are not obliged to serve to designate anything or give voice to anyone, but that they have their ends in themselves. From here on, it is not Mallarmé who speaks, but language which speaks itself: language as the work and the work as language.

From this perspective, we rediscover poetry as a powerful universe of words where relations, configurations, forces are affirmed through sound, figure, rhythmic mobility, in a unified and sovereignly autonomous space. Thus the poet produces a work of pure language, and language in this work is its return to its essence. He creates an object made of language just as the painter, rather than using colors to reproduce what is, seeks the point at which his colors produce  being.

Or again, the poet strives — as Rilke did during his Expressionist period, or as today perhaps Ponge does — to create the “poem-thing,” which would be, so to speak, the language of mute being. He wants to make of the poem something which all by itself will be form, existence, and being: that is, the work.

We call this powerful linguistic construction — this structure calculated to exclude chance, which subsists by itself and rests upon itself — the work. And we call it being. But it is from this perspective neither one nor the other. It is a work, since it is constructed, composed, calculated; but in this sense it is a work like any work, like any object formed by professional intelligence and skillful know-how. It is not a work of art, a work which has art for its origin, through which art is lifted from time’s absence where nothing is accomplished to the unique,  dazzling affirmation of the beginning. Likewise, the poem, understood as an independent object sufficing to itself — an object made out of language and created for itself alone, a monad of words where nothing is reflected but the nature of words — is perhaps in this respect a reality, a particular being, having exceptional dignity and importance; but it is a being, and for this reason it is by no means close to being, to that which escapes all determination and every form of existence.

Mallarmé’s Experience Proper

It seems that the specifically Mallarméan experience begins at the moment when he moves from consideration of the finished work which is always one particular poem or another, or a certain picture, to the concern through which the work becomes the search for its origin and wants to identify itself with its origin —  “horrible vision of a pure work.” Here lies Mallarmé’s profundity; here lies the concern which, for Mallarmé, “the sole act of writing” encompasses. What is the work? What is language in the work? When Mallarmé asks himself, “Does something like Literature exist?,” this question is literature itself. It is literature when literature has become concern for its own essence. Such a question cannot be relegated. What is the result of the fact that we have literature? What is  implied about being if one states that “something like Literature exists”? Mallarmé had the most profoundly tormented awareness of the particular nature of literary creation. The work of art reduces itself to being. That is its task: to be, to make present “those very words: it is . . . There lies all the mystery.” 2

But at the same time it cannot be said that the work belongs to being, that it exists. On the contrary, what must be said is that it never exists in the manner of a thing or a being in general. What must be said, in answer to our question, is that literature does not exist or again that if it takes place, it does so as something “not taking place in the form of any object that exists.” Granted, language is present — “made evident” — in it: language is affirmed in literature with more authority than in any other form of human activity.

But it is wholly realized in literature, which is to say that it has only the reality of the whole; it is all — and nothing else, always on the verge of passing from all to nothing. This passage is essential; it belongs to the essence of language because, precisely, nothing operates in words. Words, we know, have the power to make things disappear, to make them appear as things that have vanished. This appearance is only that of disappearance; this presence too returns to absence through the movement of wear and erosion which is the soul and the life of  words, which draws light from their dimming, clarity from the dark. But words, having the power to make things “arise” at the heart of their absence — words which are masters of this absence — also have the power to disappear in it themselves, to absent themselves marvelously in the midst of the totality which they realize, which they proclaim as they annihilate themselves therein, which they accomplish eternally by destroying themselves there endlessly. This act of selfdestruction is in every respect similar to the ever so strange event of suicide which, precisely, gives to the supreme instant of Igitur all its truth. 3
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2A letter to Vielé-Griffin, 8 August 1891: “. . . There is nothing in this that I don’t tell myself, less well, in the uneven whisperings of my solitary conversations, but where you are the diviner, it is, yes, relative to those very words: it is; they are the subject of notes I have been working on, and they reign in the furthest reaches of my mind. There lies all the mystery: to establish the secret identities through a two-by-two which wears and erodes objects, in the name of a central purity.”

3We refer the reader to another section of this book, “The Work and Death’s Space,” the study specifically devoted to the Igitur experience. This experience can be discussed only when a more central point in literature’s space has been reached. In his very important essay, The Interior Distance, Georges Poulet shows that Igitur is “a perfect example of philosophic suicide.” He suggests thereby that for Mallarmé, the poem depends upon a profound relation to death, and is possible only if death is possible: only if, through the sacrifice and
strain to which the poet exposes himself, death becomes power and possibility in him, only if it is an act par excellence: Death is the only act possible. Cornered as we are between a true material world whose chance combinations take place in us regardless of us, and a false ideal world whose lie paralyzes and bewitches us, we have only one means of no longer being at the mercy either of nothingness or of chance. This unique means, this unique act, is death.  Voluntary death. Through it we abolish ourselves, but through it we also found ourselves . . . It is this act of voluntary death that Mallarmé committed. He committed it in Igitur. We must, however, carry Poulet’s remarks further. Igitur is an abandoned narrative which bears witness to a certitude the poet was unable to maintain. For it is not sure that death is an act; it could be that suicide was not possible. Can I take my own life? Do I have the power to die? Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard is something like the answer in which this question dwells. And the “answer” intimates that the movement which, in the work, is the experience of death, the approach to it and its use, is not the movement of possibility — not even of nothingness’s possibility — but rather a movement approaching the point at which the work is put to the test by  impossibility.

The Central Point

Such is the central point. Mallarmé always comes back to it as though he were returning to the intimacy of the risk to which the literary experience exposes us. This point is the one at which complete realization of language coincides with its disappearance. Everything is pronounced (“Nothing,” as Mallarmé says, “will remain unproffered”); everything is word, yet the word is itself no longer anything but the appearance of what has disappeared — the imaginary, the incessant, and the interminable. This point is ambiguity itself. On the one hand, in the work, it is what the work realizes, how it affirms itself, the place where
the work must “allow no luminous evidence except of existing.” In this sense, the central point is the presence of the work, and the work alone makes it present. But at the same time, this point is “the presence of Midnight,” the point anterior to all starting points, from which nothing ever begins, the empty profundity of being’s inertia, that region without issue and without reserve, in which the work, through the artist, becomes the concern, the endless search for its origin. Yes,
the center, the concentration of ambiguity. It is very true that only the work — if we come toward this point through the movement and strength of the work — only the accomplishment of the work makes it possible. Let us look again at the poem: what could be more real, more evident? And language itself is “luminous evidence” within it. This evidence, however, shows nothing, rests upon nothing; it is the ungraspable in action.

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There are neither terms nor moments. Where we think we have words, “a virtual trail of fires” shoots through us — a swiftness, a scintillating exaltation. A reciprocity: for what is not is revealed in this flight; what there isn’t is reflected in the pure grace of reflections that do not reflect anything. Then, “everything becomes suspense, fragmentary disposition with alternations and oppositions.” Then, just as the tremor of the unreal turned into language gleams only to go out, simultaneously the unfamiliar presence is affirmed of real things turned into pure absence, pure fiction: a glorious realm where “willed and solitary celebrations” shine forth their splendor. One would like to say that the poem, like the pendulum that marks the time of time’s abolition in Igitur, oscillates marvelously between its presence as language and the absence of the things of the world. But this presence is itself oscillating perpetuity: oscillation between  the successive unreality of terms that terminate nothing, and the total realization of this movement — language, that is, become the whole of language, where the power of departing from and coming back to nothing, affirmed in each word and annulled in all, realizes itself as a whole, “total rhythm,” “with which, silence.”
In the poem, language is never real at any of the moments through which it  passes, for in the poem language is affirmed in its totality. Yet in this totality, where it constitutes its own essence and where it is essential, it is also supremely unreal. It is the total realization of this unreality, an absolute fiction which says “being” when, having “worn away,” “used up” all existing things, having suspended all possible beings, it comes up against an indelible, irreducible  residue. What is left? “Those very words, it is.” Those words sustain all others by letting themselves be hidden by all the others, and hidden thus, they are the presence of all words, language’s entire possibility held in reserve.

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But when all words cease (“the instant they shimmer and die in a swift bloom upon some transparency like ether’s”), “those very words, it is,” present themselves,  “lightning moment,” “dazzling burst of light.” This lightning moment flashes from the work as the leaping brilliance of the work itself — its total presence all at once, its “simultaneous vision.” This moment is the one at which the work, in order to give being and existence to the “feint” — that “literature exists” —  declares the exclusion of everything, but in this way, excludes itself, so that the moment at which “every reality dissolves” by the force of the poem is also the moment the poem dissolves and, instantly done, is instantly undone. This is in itself extremely ambiguous. But the ambiguity touches something more essential.  For this moment, which is like the work of the work, which outside of any signification, any historical or esthetic affirmation, declares that the work is, depends on the work’s undergoing, at this very same moment, the ordeal which always ruins the work in advance and always restores in it the unending lack of work, the vain superabundance of inertia. Inertia’s Profundity Here lies the most hidden moment of the experience. That the work must be the unique clarity of that which grows dim and through which everything is extinguished — that it can exist only where the ultimate affirmation is verified by the ultimate negation — this requirement we can still comprehend, despite its going counter to our need for peace, simplicity, and sleep. Indeed, we understand it intimately, as the intimacy of the decision which is ourselves and which gives us being only when, at our risk and peril, we reject — with fire and iron and with silent refusal — being’s permanence and protection. Yes, we can understand that the work is thus pure beginning, the first and last moment when being presents itself by way of the jeopardized freedom which makes us exclude it imperiously, without,  however, again including it in the appearance of beings. But this exigency, which makes the work declare being in the unique moment of rupture — “those very words: it is,” the point which the work brilliantly illuminates even while receiving its consuming burst of light — we must also comprehend and feel that this point renders the work impossible, because it never permits arrival at the work. It is a region anterior to the beginning where nothing is made of being, and in which nothing is accomplished. It is the depth of being’s inertia [désoeuvrement].

Thus it seems that the point to which the work leads us is not only the one where the work is achieved in the apotheosis of its disappearance — where it announces the beginning, declaring being in the freedom that excludes it — but also the point to which the work can never lead us, because this point is always already the one starting from which there never is any work. Perhaps we make things too easy for ourselves when, tracing backwards along the movement of our active life, content to reverse this movement, we think we grasp thereby the movement of
what we call art. It is the same facile procedure that persuades us we find the  image by starting from the object, and that causes us to say, “First we have the object, afterwards comes the image,” as if the image were simply the distancing, the refusal, the transposition of the object. Similarly we like  to say that art does not reproduce the things of the world, does not imitate the “real,” and that art is situated where, having taken leave of the ordinary world, the artist has bit by bit removed from it everything useful, imitable, everything pertaining to active life. Art seems, from this point of view, to be the silence of the world, the silence or the neutralization of what is usual and immediate in the world, just as the image seems to be the absence of the object. Described thus, the movement in question permits itself the facilities of common analysis. This fluency lets us believe that we grasp art, because it furnishes us with a means of representing to ourselves the starting point of the artistic task. But this representation does not correspond to the psychology of creation. An artist could never ascend from the use he makes of an object in the world to a picture in which this object has become art. It could never suffice for him to bracket that use, to neutralize the object in order to enter into the freedom of the picture. On the contrary, it is because, through a radical reversal, he already belongs to the work’s requirements that, looking at a certain object, he is by no means content to see it as it might be if it were out of use, but makes of the object the point through which the work’s requirements pass and,  consequently, the moment at which the possible is attenuated, the notions of value and utility effaced, and the world “dissolves.” It is because he already belongs to another time, to time’s other, and because he has abandoned time’s labor to expose himself to the trial of the essential solitude where fascination threatens — it is because he has approached this “point” that, answering to the work’s demands from within this original belonging, he seems to look at the objects of the ordinary world in a different way, neutralizing usefulness in them, rendering them pure, elevating them through continuous stylization to the simultaneity and symmetry in which they become pictures. In other words, one never ascends from “the world” to art, even by the movement of refusal and disqualification which we have described; rather, one goes always from art toward what appears to be the neutralized appearances of the world — appears so, really, only to the domesticated gaze which is generally ours, that gaze of the inadequate spectator riveted to the world of goals and at most capable of going from the world to the picture.

No one who does not belong to the work as origin, who does not belong to that other time where the work is concerned for its essence, will ever create a work. But whoever does belong to that other time also belongs to the empty profundity of inertia where nothing is ever made of being. 

To express this in yet another way: when an all-too-familiar expression seems to acknowledge the poet’s power to “give a purer sense to the words of the tribe,” are we to understand that the poet is the one who, by talent or by creative savoir faire, is content to change “crude or immediate” language into essential language, elevating the silent nullity of ordinary language to the accomplished silence of the poem where, through the apotheosis of disappearance, all is present in the absence of all? By no means. That would be like imagining writing to consist merely in using ordinary words with more mastery, a richer memory, or an ear  more attuned to their musical resources. Writing never consists in perfecting the language in use, rendering it purer. Writing begins only when it is the approach to that point where nothing reveals itself, where, at the heart of dissimulation, speaking is still but the shadow of speech, a language which is still only its image, an imaginary language and a language of the imaginary, the one nobody speaks, the murmur of the incessant and interminable which one has to silence if one  wants, at last, to be heard.

When we look at the sculptures of Giacometti, there is a vantage point where they are no longer subject to the fluctuations of appearance or to the movement of perspective. One sees them absolutely: no longer reduced, but withdrawn from reduction, irreducible, and, in space, masters of space through their power to substitute for space the unmalleable, lifeless profundity of the imaginary. This point, whence we see them irreducible, puts us at the vanishing point ourselves; it is the point at which here coincides with nowhere. To write is to find this point. No one writes who has not enabled language to maintain or provoke contact with this point.